[Publication] « Plateformes numériques : la nécessaire adaptation du droit du travail » Le Monde du Droit

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25 Mars 2020 – Le département droit social publie un article sur lemondedudroit.fr

Un article rédigé par les associées Joëlle Hannelais et Marie-Emilie Rousseau-Brunel.

Le statut juridique des travailleurs exerçant via des plateformes numériques occupe très régulièrement les pages de la presse spécialisée. L’arrêt rendu le 4 mars 2020 par la cour de cassation[1] sur la requalification d’un chauffeur Uber en salarié interroge à nouveau sur la compatibilité de cette forme d’emploi avec le modèle social français, dont il faut bien dire qu’il peine à s’adapter à l’évolution du marché du travail. Le débat est aussi très présent chez nos voisins européens qui ont su, pour certains (Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Espagne), intégrer sur le plan législatif des formes de travail intermédiaires entre le salariat et les indépendants.

En France, la position adoptée par les tribunaux dans un certain nombre d’affaires montre que la progression du travail indépendant au détriment du salariat n’est pas sans risques pour les entreprises, nombreuses à s’interroger sur les possibilités qu’elles ont de recourir à cette forme de travail pour le développement de leurs activités.

La jurisprudence récente a mis en lumière le modèle dans lequel des intermédiaires mettent en relation, via des plateformes numériques, des travailleurs indépendants référencés et des consommateurs à la recherche d’une compétence ou d’un service. La plateforme signe alors avec le travailleur un contrat de nature commerciale aux fins d’utilisation par ce dernier de l’application contre paiement d’une redevance.

Dans les faits, la prestation réalisée est pour partie encadrée et organisée par l’intermédiaire, évoquant ainsi le lien de subordination caractéristique du statut salarié. Or, l’état actuel du droit n’offre toujours pas de cadre satisfaisant alors qu’une évolution de la législation vers la création d’un statut légal spécifique aux travailleurs des plateformes numériques paraissait inéluctable, s’agissant d’un modèle économique répondant aux aspirations des consommateurs.

 

Un cadre légal inapproprié

Le code du travail ne reconnaît que deux statuts de travailleurs, le salarié et le travailleur indépendant. L’application de l’un ou l’autre statut commande la législation régissant la relation de travail. Seuls les salariés bénéficient du régime général de la sécurité sociale et de l’assurance chômage, entraînant leur immatriculation obligatoire par l’employeur.

Soumis aux dispositions protectrices du code du travail, ils ne peuvent se voir notifier la rupture de leur contrat sans motif et sans mise en œuvre préalable de la procédure de licenciement appropriée. A défaut, ils ont vocation à obtenir réparation du préjudice subi du fait de cette rupture.

Les travailleurs indépendants ont leur régime propre auquel ils doivent s’immatriculer, sous peine de poursuites pour travail dissimulé par dissimulation d’activité. Les contrats conclus sont régis par les dispositions du code civil et du code de commerce.

Compte tenu des sanctions encourues en cas de qualification erronée de la relation de travail, il est essentiel de déterminer le statut applicable au travailleur appelé à exécuter une prestation de travail.

 

Salarié versus travailleur indépendant : quels critères de distinction ?

Le travailleur salarié est lié par un contrat de travail par lequel il s’engage, moyennant rémunération, à accomplir une prestation dans un lien de subordination juridique vis-à-vis de l’employeur. Ce lien répond à une définition désormais classique, à savoir l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements éventuels du subordonné[2]. L’accomplissement d’un travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution est aussi un indice du lien de subordination. Mais la seule dépendance économique du travailleur à l’égard du donneur d’ordre est insuffisante pour caractériser ce lien[3].

Le travailleur indépendant est « celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre », « qui exerce un travail à titre personnel, pour son compte, dans le cadre d’une organisation productive indépendante de celle du bénéficiaire de la prestation et qui assume les risques de son activité »[4].

Son immatriculation à l’un des registres de travailleurs non-salariés emporte présomption d’application du statut de travailleur indépendant. Mais il s’agit d’une présomption simple qui peut donc être renversée.

Au-delà des termes du contrat et de la qualification donnée par les parties, les tribunaux analysent les conditions réelles d’exécution de la prestation. Ils recherchent « si, indépendamment des conditions d’exécution du travail imposées par les nécessités de police administrative, dans les faits les sociétés avaient le pouvoir de donner des ordres et des directives relatifs à l’exécution du travail lui-même, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements ».[5]

 

Le risque de requalification de la relation de travail

Ce sont les modalités pratiques d’exécution de la prestation de travail par les travailleurs indépendants qui sont ici déterminantes. Les indices sont multiples et s’appliquent à l’ensemble des secteurs d’activité. Ainsi de l’initiative de l’immatriculation du travailleur en qualité d’indépendant, si la démarche résulte d’une exigence de la société intermédiaire, la requalification sera encourue. L’existence d’une relation subordonnée antérieure entre les parties pour l’exercice de prestations identiques traduit une volonté d’externalisation de fonctions salariées. Un donneur d’ordre unique sera révélateur d’une situation de dépendance économique, même si cet indice ne suffit pas à lui seul emporter la requalification, sauf en présence d’une clause d’exclusivité imposée de façon manifestement injustifiée au regard de la nature des prestations accomplies.

Illustrent également le lien de subordination, le respect de consignes autres que celles strictement nécessaires aux exigences de sécurité sur le lieu de travail (ainsi les consignes horaires) ou les instructions détaillant les modalités concrètes de réalisation des prestations, excluant toute liberté d’initiative pour le travailleur indépendant. La facturation au nombre d’heures ou en jours est un indice qui ne peut à lui seul emporter requalification, certaines prestations étant nécessairement définies en heures de travail.

L’intégration à une équipe de travail salariée, la fourniture de matériels au travailleur pour l’exécution de sa prestation sont autant d’indices en faveur de la reconnaissance d’un lien de subordination.

Dans son arrêt du 4 mars 2020, la cour de cassation a ainsi relevé l’intégration d’un chauffeur Uber au sein d’un service de transport entièrement organisé par la plateforme sans possibilité de fixation libre des tarifs, l’exercice d’un contrôle en matière d’acceptation des courses et un pouvoir de sanction pouvant entrainer pour le chauffeur la perte d’accès à l’application en cas d’annulations trop fréquentes de courses ou de signalement de comportements inappropriés.

La Cour n’a pas retenu l’argument selon lequel la faculté pour Uber de déconnecter le chauffeur de l’application ne relevait nullement d’un pouvoir disciplinaire mais du droit de tout contractant de rompre la relation commerciale en cas de non-respect de ses termes et conditions. Elle approuve l’analyse de la cour d’appel pour qui les dispositions contenues sur ce point dans la « charte de la communauté Uber » allaient au-delà du seul souci de veiller à la qualité de la prestation et relevaient d’une procédure disciplinaire excédant les exigences d’une relation commerciale. S’agissant de la géolocalisation, la cour ne retient pas non plus l’argument selon lequel ce dispositif visait à fluidifier le fonctionnement du service grâce à une mise en contact des clients avec le chauffeur le plus proche et à assurer la sécurité des personnes transportées. Elle relève aussi que le fait d’appliquer une correction tarifaire si le chauffeur a emprunté un « itinéraire inefficace » traduit l’exercice d’un pouvoir de direction et de contrôle.

La Cour de cassation confirme ainsi la jurisprudence qu’elle avait esquissée, il y a un peu plus d’un an, à l’égard des plateformes numériques proposant des livraisons de repas par l’intermédiaire de livreurs à vélo ayant le statut de travailleurs indépendants. La Cour avait considéré que l’existence d’un système de géolocalisation mis en place par la société Take Eat Easy pour suivre en temps réel la position du coursier et de désactivation du compte traduisait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle caractérisant le lien de subordination. Elle avait par ailleurs relevé le caractère relatif du choix par le coursier de ses horaires de travail, les plages horaires préalablement définies dans leur durée étant proposées par la plateforme.[6]

 

Quelques préconisations propres à limiter le risque

Les sociétés intermédiaires doivent porter la plus grande attention à la rédaction des contrats de prestations de services et des CGU ou Chartes d’utilisateurs mises en ligne sur les plateformes.

Elles se garderont d’exiger une exclusivité de service de la part du travailleur indépendant sauf à réduire à néant une caractéristique essentielle de la qualité de prestataire. Elles s’abstiendront d’exiger par écrit l’immatriculation du candidat à un registre de travailleur indépendant mais s’assureront lors de la formalisation de la relation que ce dernier est bien immatriculé. Elles s’abstiendront d’établir elles-mêmes les factures. Il leur faudra réduire au minimum nécessaire les exigences d’organisation du travail, ne pas multiplier les interdictions réduisant à peu de choses la liberté d’action des travailleurs indépendants, identifier un système permettant le déroulement des missions à la satisfaction de la clientèle qui ne puisse s’analyser comme l’exercice d’un pouvoir de direction et de sanction. Il leur faudra éviter les dispositifs comportant l’application de pénalités graduées selon la gravité des manquements constatés. Sans doute faut-il éviter aussi le déréférencement systématique des travailleurs indépendants ayant reçu des appréciations négatives de la part des utilisateurs (en privilégiant, par exemple, l’attribution de notes par et à disposition des clients) et éviter bien entendu la fourniture de matériels.

Il reste que nombre de ces préconisations peuvent apparaître inadaptées au regard des particularités de l’activité des travailleurs indépendants. Exerçant une activité pour le compte d’un donneur d’ordre, ils peuvent en recevoir des instructions générales et rendre compte dans certaines limites de leur activité sans pour autant s’inscrire dans un rapport de subordination. Ce constat confirme la nécessité d’élaborer un statut propre aux travailleurs qui exercent leur activité en recourant à une plateforme numérique.

 

Vers la création d’un statut du « travailleur indépendant numérique »

Les acteurs de l’économie dite « numérique » et les praticiens du droit ont appelé à la sécurisation de la relation de travail entre les plateformes numériques et les travailleurs indépendants y proposant leurs services. De nombreux rapports ont été rendus ces dernières années sur le statut des travailleurs qui, notamment dans le cadre de l’économie numérique, sont considérés comme « indépendants juridiquement » mais « dépendants économiquement ».

Deux grandes pistes de réflexion sont apparues. La première est l’ouverture du statut de salarié au travailleur indépendant juridiquement mais dépendant économiquement. Selon cette réflexion, la disparition progressive du modèle de travail subordonné sur lequel a été construit le code du travail, au profit du développement d’un modèle de travail plus flexible et indépendant effectué grâce à des outils technologiques, implique de ne pas restreindre le statut de salarié au seul critère tiré de la subordination juridique mais de l’étendre à la notion de dépendance économique du nouveau travailleur[7]. En Europe continentale, dans les pays où l’équilibre du régime de protection sociale repose essentiellement sur la qualification de salarié, cette option recueille l’adhésion des organisations syndicales et des organismes de protection sociale concernés.

Une autre piste de réflexion s’est orientée vers la création d’un statut du travailleur juridiquement indépendant mais économiquement dépendant, sur la base des modèles mis en œuvre chez certains de nos voisins européens. Ce statut vise à accorder des droits spécifiques en matière de préavis de résiliation, formation, indemnité de rupture pour les travailleurs indépendants réalisant l’essentiel de leur chiffre d’affaires avec un client.

En France, la loi Travail du 8 août 2016 a posé les bases d’un nouveau statut du travailleur indépendant numérique applicable aux « travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique ». Ce statut consiste à renforcer les obligations pesant sur les plateformes numériques en introduisant l’idée de leur responsabilité sociale. A cette fin, ont été insérés dans le code du travail les articles L. 7341-1 à L. 7341-6 prévoyant des garanties minimales au profit des travailleurs concernés.

Plus récemment, lors de l’élaboration de la loi d’orientation des mobilités promulguée le 24 décembre 2019, des dispositions ont été introduites prévoyant l’établissement de chartes par les plateformes numériques, soumise à homologation administrative, et incitant chacune à définir « les conditions et les modalités d’exercice de sa responsabilité sociale » et « ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relations ». Le texte précisait que « l’établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme (…) ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs ». Mais cette disposition a été censurée par le Conseil constitutionnel comme faisant obstacle au pouvoir du juge de requalification de la relation en contrat de travail.

Si les prémices d’une nouvelle réglementation propre aux nouvelles formes de travail indépendant ont ainsi été posées, la cohérence entre ces diverses initiatives législatives n’apparaît pas clairement. Tout au plus révèlent-elles que le législateur français peine à se prononcer sur le statut juridique des travailleurs concernés. A l’évidence, nul ne peut se satisfaire de la situation actuelle qui consiste en un choix binaire entre salarié et travailleur indépendant soumis, au cas par cas, à l’appréciation des tribunaux.

Restent les deux dernières pistes de réflexion actuellement à l’œuvre, l’une émanant de la fondation Jean Jaurès proposant d’utiliser le statut d’entrepreneur salarié associé (ESA) de coopérative d’activités et d’emploi (CAE)[8], l’autre visant à définir un cadre permettant la représentation des travailleurs des plateformes numériques. La mission en a été confiée par le Premier ministre à Monsieur Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la cour de cassation. Ses propositions devraient être remises avant l’été.

 

[1] Cassation sociale, 24 mars 2020, n° S1913316

[2] Cassation sociale, 13 novembre 1996 n°94-13.187

[3] Cour d’appel de Reims 17 février 2010 n°09-329

[4] Rapport « Le travailleur économiquement dépendant : quelle protection ? » Rapport de Messieurs Paul-Henri Antonmattei et Jean-Christophe Sciberras, novembre 2008

[5] Cassation sociale 1er décembre 2005 n°05-43.031

[6] Cassation sociale, 28 novembre 2018, n° 1737

[7] Rapport « Transformation numérique et vie au travail« , par Bruno Mettling, septembre 2015.

[8] Rapport « Pour travailler, à l’âge du numérique, défendons la coopérative ! », par Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud,  janvier 2020.